Contrairement à la matière noire, l’antimatière est une réalité bien concrète. D’un côté, la matière noire est une substance hypothétique qui permettrait d’expliquer le mouvement anormal des galaxies. Elle n’a jamais été directement observée et sa nature reste totalement énigmatique. D’un autre côté, l’antimatière est observée et même produite en laboratoire quotidiennement. Parallèlement aux électrons, aux protons, aux neutrons, on détecte et on manipule aujourd’hui des anti-électrons, des anti-protons, des anti-neutrons…

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Ces antiparticules forment l’antimatière et ont les mêmes masses que leurs symétriques en matière normale : la masse de l’antiélectron (que l’on nomme positon) est égale à celle de l’électron, la masse de l’antiproton est égale à celle du proton, etc. Elles ont toutefois une charge opposée à leur sœur jumelle [1] : l’électron possède une charge égale à -e tandis que le positon possède une charge +e.

Fait notable, ces antiparticules ont été imaginées par les théoriciens avant d’être observées en laboratoire.

L’équation de Dirac

Lorsque Schrödinger cherche au milieu des années 20 à écrire une équation décrivant le comportement des ondes quantiques, il connaît la relativité restreinte d’Einstein formulée en 1905. Malheureusement, il ne parvient pas à combiner les connaissances en date sur la mécanique quantique avec les exigences de la théorie d’Einstein. Il se contente d’une équation dite non-relativiste. Équation qui aura néanmoins un énorme succès et qui décrira parfaitement les phénomènes quantiques à faible vitesse.

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Erwin Schrödinger

Il faudra attendre quelques années pour que Paul Dirac réussisse l’exploit de formuler une équation d’onde relativiste. En 1928, l’équation de Dirac vient remplacer l’équation de Schrödinger et résout d’un coup plusieurs problèmes :

  1. Les particules quantiques sont décrites en cohérence avec la relativité restreinte
  2. Le spin est naturellement présent dans l’équation
  3. Une observation importante sur les spectres des atomes, l’effet Zeeman anormal, est élucidée alors que la mécanique quantique non-relativiste de Schrödinger ne lui donnait pas d’explication

Dans la théorie de Dirac, l’énergie E d’une particule de masse m et de quantité de mouvement p vérifie l’équation :

E^2=p^2c^2+m^2c^4

qui possède deux solutions : une d’énergie positive

E=\sqrt{p^2c^2+m^2c^4}

et une d’énergie négative

E=-\sqrt{p^2c^2+m^2c^4}

Deux types de particules sont alors décrites : une particule d’énergie positive ce qui correspond aux particules habituelles et une mystérieuse particule d’énergie négative à laquelle Dirac tentera de donner un sens.

La théorie des lacunes

Avec les travaux de Dirac, les états à énergie négative sont désormais possibles. Ces nouvelles particules ont d’autant moins d’énergie qu’elles se déplacent plus vite et il leur faut absorber de l’énergie pour atteindre le repos. Problème : ce comportement n’a jamais été observé.

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Paul Dirac

Dirac résout cette difficulté en mettant au point ce que l’on nomme la théorie des lacunes. Pour cela, il se base sur le principe de Pauli qui stipule que deux électrons ne peuvent occuper le même état d’énergie. Par exemple, plus on ajoute d’électrons à un atome, plus ceux-ci vont occuper des états d’énergie élevés loin du noyau, les états à basse énergie proches du noyau étant déjà occupés.

Dirac imagine alors que tous les états d’énergie négative sont occupés. Les électrons y restent « collés les uns aux autres » dans ce que l’on nomme la mer de Dirac et aucun mouvement n’est permis. Cette absence de mouvement les rend alors indétectables.

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Tous les états d’énergie négative (inférieurs à -mc²) sont occupés par des électrons. On nomme cet assemblage la mer de Dirac.

Si un nouvel électron entre dans le système, il cherche à occuper un état d’énergie le plus bas possible. Comme les états négatifs sont tous occupés, il prendra alors une énergie légèrement positive (supérieure à +mc²). Cet électron correspond alors à une particule de matière ordinaire.

De temps en temps, grâce à un apport d’énergie de l’extérieur, un électron peut passer d’un état négatif à un état positif. Il laisse alors un trou derrière lui que Dirac appelle une lacune. C’est cette lacune qui sera identifiée à une antiparticule. Ce « trou » se déplace au sein du milieu dense d’énergie négative exactement comme un électron se déplacerait dans le vide à la seule différence que la charge de la lacune est de signe opposé à la charge de l’électron.

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Si de l’énergie est apportée (sous forme de rayon gamma), un électron d’énergie négative peut monter dans le domaine des énergies positives, laissant une lacune derrière lui. C’est cette lacune qui est identifiée à une antiparticule.

Dirac identifie, dans un premier temps, cette lacune au proton. Problème : la lacune doit posséder la même masse que l’électron. Or la masse du proton est supérieure à celle de l’électron d’un facteur 1836. Dirac postule alors l’existence d’une nouvelle particule : l’antiélectron que l’on nommera plus tard le positon. La théorie de l’antimatière est lancée !

Les paires particules-antiparticules

Fait marquant prévu par la théorie : lorsqu’un électron et une lacune sont mis en contact, l’électron d’énergie positive vient combler la lacune en prenant donc une énergie négative. La baisse d’énergie de l’électron est alors compensée par la création d’une énergie lumineuse. En résumé, lorsqu’un électron rencontre un antiélectron : ils disparaissent dans un flash lumineux.

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La collision entre un électron et son antiparticule (le positon) entraîne leur annihilation et la création d’énergie lumineuse.

Il se trouve que le phénomène inverse peut se produire ce qui permet de résoudre une énigme qui laissait circonspect les expérimentateurs. En étudiant l’absorption par la matière de rayons gammas (de la lumière de haute fréquence donc de haute énergie), les physiciens s’attendaient à voir apparaître deux effets :

  1. l’effet photo-électrique où le photon est détruit, toute son énergie étant absorbée par un électron
  2. l’effet Compton où le photon perd une partie seulement de son énergie ce qui le fait ressortir de la collision avec une fréquence plus basse.

Problème : en ajoutant l’absorption due à ces deux effets on obtient un total inférieur à ce qui est observé. D’où peut venir l’absorption supplémentaire? La réponse est apportée par les antiparticules : un photon, s’il transporte assez d’énergie, peut entraîner la création d’une paire particule-antiparticule, ici une paire électron-antiélectron ce qui détruit le photon et s’ajoute aux deux autres effets (photo-électrique et Compton) d’absorption de la lumière.

Confirmation expérimentale

Cette explication de l’absorption manquante par les antiparticules est très séduisante mais une observation plus directe est attendue pour confirmer définitivement l’existence de l’antimatière. Cette observation se fera grâce à un dispositif appelé chambre de Wilson.

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Chambre de Wilson. On crée une vapeur sursaturée d’eau dans le réservoir en augmentant son volume grâce à un piston.

Pour détecter les particules créées lors des expériences nucléaires, on remplit un réservoir avec de la vapeur saturée d’eau. Lorsqu’une particule se déplace, elle entraîne la formation d’ions sur son passage. Autour de ces ions vont se former de petites gouttes d’eau qui permettront de visualiser la trajectoire de la particule. On nomme ce dispositif une chambre de Wilson.

En plaçant cette chambre dans un champ magnétique créé par un électro-aimant, les trajectoires se courbent ce qui permet de déterminer:

  1. le signe de la charge de la particule grâce au sens de la courbure
  2. sa masse grâce au rayon de courbure.

C’est ainsi que l’on détecta en 1932 une particule de même masse que l’électron mais de charge opposée. On venait d’observer la première antiparticule : le positon !

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Photographie de la trajectoire d’un positon dans une chambre de Wilson. La courbure est due au champ magnétique appliqué au dispositif.

On observe, de plus, que ce positon peut entrer en collision avec un électron. La particule et l’antiparticule sont alors détruites et un photon est créé [2], emportant une énergie E reliée à la masse disparue par la relation d’Einstein : E=mc². Ce fut d’ailleurs la première vérification expérimentale de la célèbre loi.

Applications

On détecte aujourd’hui quotidiennement les antiparticules créées par des phénomènes naturels tels que

  • le rayonnement cosmique,
  • les éclairs,
  • la radioactivité naturelle.

Les pics de rayonnement gamma d’une énergie égale à celle d’une paire électron-positon permettent, en effet, de réaliser cette observation facilement.

Aujourd’hui, on sait créer et stocker des positons et des antiprotons et la détection de positons émis par la matière radioactive est d’ailleurs utilisée pour scanner le corps humain.

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PET-scan fonctionnant grâce à une émission de positons.

La tomographique positon (ou PET-scan) permet ainsi de produire une image fonctionnelle de l’organisme en ciblant l’activité d’un organe précis. Les applications sont nombreuses :

  • détection de petites tumeurs cancéreuses de 5mm,
  • détection de maladie cérébrale dégénérative comme Alzheimer,
  • détection d’éventuelles nécroses du tissu cardiaque après un infarctus.

Création d’antimatière

Enfin, pour créer de l’antimatière, la tâche est plus ardue. Il faut commencer par créer des antiparticules mais également les souder entre elles ce qui nécessite une température très élevée, de l’ordre de celle qui règne au centre du soleil. De plus, pour que l’antimatière se stabilise, il faut, cette fois, que la température soit suffisamment basse. Finalement, il faut isoler cette antimatière de toute matière au risque de voir les antiparticules s’annihiler avec les particules de matière environnantes.

En 2011, 309 atomes d’anti-hydrogène ont ainsi été isolés pendant 17 minutes. L’antimatière peut donc exister à l’état stable pourvu qu’elle soit isolée de la matière normale même si les difficultés technologiques pour la stabiliser sont nombreuses. Ces avancées ouvrent la possibilité que des galaxies d’antimatière puissent exister, très loin de notre Voie Lactée.

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  • Cet article s’inspire en partie de l’ouvrage  Matière et Antimatière de Maurice Duquesne.
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[1]

Les antiparticules possèdent également des nombres baryoniques (associés à la composition en quarks et en antiquarks) et des nombres leptoniques opposés aux particules correspondantes. Exemples : le proton possède une charge de +e et un nombre baryonique de +1 tandis que l’anti-proton possède une charge de -e et un nombre baryonique de -1. L’électron, quant à lui, possède un nombre leptonique de +1 et le positon de -1.

[2]

Si un noyau atomique est présent pour absorber la quantité de mouvement libérée, un seul photon peut être émis, en l’absence de noyau, deux photons sont nécessaires pour assurer la conservation de la quantité de mouvement.